Le weekend dernier, le chef Alain Ducasse ouvre le débat en publiant une tribune sur le quotidien le monde : « la gastronomie est elle-même tentée par le repli, elle doit rester un lieu d’expérimentation propice à, la création ».
Le chef Alain Ducasse s’est exprimé ce week-end dans le quotidien Le Monde, dans une longue publication, à quelques heures de l’élection présidentielle qui occupe la France, le chef Monégasque jette un pavé dans la marre. Le retour à grand renfort des médias de la cuisine bourgeoise et classique est pour le chef multi-étoilé un non sens, il faut rester « les yeux ouverts sur le monde » indique t’il.
« Ce retour en arrière culinaire tend à occulter les enjeux essentiels et à interdire les évolutions nécessaires. Comme les autres métiers de la création, la cuisine est une matière organique qui doit rester ouverte aux influences, aux nouvelles pratiques ou aux technologies les plus récentes. »
Une position qui interroge, et qui dérange, qui laisse perplexe, mais qui ne manquent de faire imaginer que le message est au second degré avec de fortes arrières pensées du chef Ducasse que chacun imaginera aisément.
En tout cas une position saluée par de nombreux chefs dont Jacques Maximin, Michel Roth, Christophe Quantin, …
Tribune. La France culinaire comme la France politique me paraissent aujourd’hui regarder davantage vers le passé que vers l’avenir, comme si notre cuisine semblait vouée à revenir aux recettes d’antan. En effet, les savoir-faire hérités d’Auguste Escoffier (1846-1935) et de la cuisine de la première moitié du XXe siècle semblent faire un retour puissant sur nos cartes.
Je ne nie pas leur importance ni leur gourmandise, mais je me demande si la cuisine d’aujourd’hui est réductible à son passé. Ne doit-elle pas plutôt être un terrain d’expérimentation, propice à la création ? Sommes-nous prêts à une cuisine française qui privilégierait une démarche d’avant-garde ?
La gastronomie m’a tant donné que le constat de sa régression ne peut me laisser indifférent. Dans cette préférence pour les recettes du passé, je lis un rejet de l’innovation et le renoncement à des lendemains goûteux et audacieux. Je constate un retour en arrière, nostalgique et ô combien confortable.
Evolutions nécessaires
Or, la quête de nouveaux horizons culinaires est le seul chemin possible pour faire avancer la cuisine, lui donner l’énergie nécessaire pour qu’elle parvienne à satisfaire l’appétit changeant des consommateurs d’aujourd’hui. Cette démarche de progrès doit aussi permettre à notre alimentation de respecter les contraintes posées par la sauvegarde de notre planète.
Ce retour en arrière culinaire tend à occulter les enjeux essentiels et à interdire les évolutions nécessaires. Comme les autres métiers de la création, la cuisine est une matière organique qui doit rester ouverte aux influences, aux nouvelles pratiques ou aux technologies les plus récentes. La mode actuelle ne saurait se définir uniquement dans les croquis anciens des grands couturiers du new-look. Quant à l’architecture, elle avance aussi avec son temps : en témoignent les projets ébouriffants de Jean Nouvel.
Il faut savoir rester les yeux ouverts sur le monde pour ajouter patiemment au pot commun de la gastronomie des strates de savoirs venus d’autres horizons. La cuisine française est passée maîtresse en la matière : elle sait parfaitement intégrer ces connaissances qui la rendent toujours plus intéressante.
Je sais précisément à quel point la France connaît aujourd’hui une densité tout à fait exceptionnelle de talents culinaires. Cette offre gastronomique ne cesse de m’étonner et de me ravir. Je rencontre des chefs de talent, femmes et hommes, de tous âges et nationalités, installés à Paris comme en région, concernés par les enjeux d’aujourd’hui, courageux dans leur capacité à entreprendre.
Analogie pertinente
La cuisine française actuelle m’apparaît comme plus multiple, plus pertinente qu’à bien des époques de notre riche histoire gastronomique. Elle me semble tout à fait adaptée à ces temps modernes qui nous obligent à toujours plus d’agilité. Surtout, ces forces vibrantes s’engagent vers une vision progressiste de notre pays. Outil d’intégration, porte-voix de notre agriculture, la cuisine participe du creuset de notre identité française. Elle contribue à notre rayonnement mondial et à notre attractivité touristique. Une France culinaire forte fait autant pour notre pays que nos entreprises du secteur de la mode ou notre production cinématographique.
Alors que deux visions politiques de la France s’affrontent dans ces derniers jours de campagne électorale, je veux dire ma préférence pour une vision éclairée de la cuisine française et de la France. Je pense ici au manifeste de l’Italien Filippo Marinetti (1876-1944), qui, en 1932, imaginait déjà, alors que le fascisme grondait, « la cuisine futuriste ». C’était il y a quatre-vingt-dix ans et pourtant l’analogie est à mes yeux tout à fait pertinente, tant ce lien entre politique et cuisine, je l’assume comme lui.
Après l’Italie, regarder vers l’Espagne m’a paru tout aussi utile. Nous venons de refermer le projet ADMO, une collaboration passionnante avec le cuisinier Albert Adria au sein du Musée du quai Branly-Jacques-Chirac. Les échanges entre Européens y ont été nombreux et nous serviront demain à enrichir notre pratique.
Gardons les yeux ouverts sur le monde. Regardons vers une cuisine qui reste à inventer. Soyons confiants dans nos forces et déterminés à imaginer un futur commun positif et éclairé. C’est ce que je veux pour la cuisine française, jouant à plein un rôle d’influence culturelle et de création de valeur économique. C’est aussi ce que j’appelle de mes vœux pour les temps présents.
Alain Ducasse (chef cuisinier, président du groupe Ducasse).
Source et photos © groupe Ducasse.