Un repas gastronomique a-t-il la même saveur lorsqu’il est pris à emporter ? « Non, pas vraiment », selon l’auteur et sociologue Jean-Pierre Poulain. Pour lui, le goût n’est pas qu’une histoire de papilles. Pour éveiller nos sens, nous avons autant besoin du décorum que des saveurs.
Confinés, mais pas affamés. Les grands chefs ont fait des efforts monumentaux pour livrer leurs petits plats en click and collect. Pourtant, si la saveur y est, il manque tout de même quelque chose. Rien d’anormal selon Jean-Pierre Poulain. L’auteur du « Dictionnaire des cultures alimentaires », aux Éditions Puf, a accepté de répondre à nos questions.
Peut-on vraiment profiter d’un menu gastronomique en click and collect ?
En partie non. Lorsque l’on se rend dans un établissement de ce type, ce que l’on est prêt à payer va au-delà du plat lui-même. Si l’on décompose les saveurs : certaines reposent sur le plat, d’autres sur le lieu. Par exemple, on ne va pas exclusivement chez Robuchon pour acheter du poisson et de la purée. Bien que cette dernière soit aussi savoureuse que sa technique exceptionnelle (à faire fuir en courant n’importe quel nutritionniste tant il y a de beurre). On y va pour le nom, pour un lieu exceptionnel, parfois historique. Certaines personnes illustres y ont dîné. On est dans une signification d’exception, avec un service hors du commun. On y va avec des gens proches. On réserve longtemps à l’avance. C’est un marqueur social. Tout ceci inscrit le repas dans une tradition et contribue à l’expérience du goût.
Y a-t-il quelque chose dans la mise en scène d’un repas triple étoilé qui serait de l’ordre du préliminaire gustatif ?
Il existe au restaurant une dialectique du « montré caché ». Vous allez vous donner à voir, et en même temps, une certaine partie restera privée. C’est à ce moment que se met en place un jeu subtil avec les maîtres d’hôtel et les serveurs, qui savent ne pas déranger une déclaration d’amour avec du vin ou du sel. Le problème des dark kitchens, c’est que ça n’est jamais bien présenté, il y a du plastique partout et en plus, il faut faire la vaisselle. Alors que dans un triple étoilé, la décoration n’est jamais neutre : il existe quelque chose qui met en scène. C’est un lieu où l’on est très attentif aux odeurs. On ne positionne jamais à proximité des tables des fleurs trop odorantes pour ne pas perturber la dégustation du vin. Le lieu est façonné de telle sorte que la cuisine est en dépression, pour que l’air de la salle entre dans la cuisine et jamais l’inverse.
Aux puristes convaincus que le goût n’est qu’une histoire de papilles, que leur dites-vous ?
La notion de goût est gigogne, comme une poupée russe. C’est d’abord un sens dans la bouche qui répond à une rythmique chimique : votre appareil gustatif réagit plus ou moins vite aux stimuli. C’est le cas pour ce que l’on appelle la queue du vin : le goût reste en bouche après que l’on ait dégluti. Cette temporalité est utilisée par les cuisiniers en jouant avec les aliments et les boissons. Ensuite, c’est aussi une expérience multisensorielle avec des odeurs ou même une expérience physique. On dit d’une viande qu’elle est tendre lorsque le muscle de la mâchoire ne souffre pas trop pour la mastiquer. Enfin, le goût a une signification culturelle. Donc, lorsque vous amenez le repas à la maison, il reste quelque chose de l’expérience, mais pas l’entièreté.
Source ETX Studio – Photo © portostock / Getty Images.